La Journée nationale de la femme marocaine, célébrée le 10 octobre de chaque année, coïncide cette année avec le lancement du processus de la révision du Code de la famille. Dans cet entretien, la militante pour les droits des femmes, Nouzha Skalli, présidente du Think-Tank Awal, ancienne ministre du Développement social, de la famille et de la solidarité, nous livre son analyse de la situation de la femme marocaine et rappelle les principaux dysfonctionnements auxquels il faut remédier dans le cadre de ce grand chantier.
La Journée nationale de la femme est l’occasion idéale pour faire un bilan sur la situation des droits des femmes au Maroc. Quelles sont selon vous les principales avancées qui ont été faites et quels sont les obstacles qui restent à franchir ?
Nouzha Skalli : Il y a tout d’abord le grand chantier législatif qui a été annoncé lors du Discours du Trône du 30 juillet 2022 et a été lancé à travers la Lettre Royale du 26 septembre 2023, adressée au chef du gouvernement, ce qui montre que Sa Majesté le Roi Mohammed VI est à l’écoute des souffrances des femmes et des injustices à leur égard.
Les objectifs sont clairement définis : il s’agit de continuer dans la voie tracée par le Discours historique Royal du 10 octobre 2003 devant le Parlement.
Ce Discours, en phase avec les revendications du mouvement pour les droits des femmes, avait mis un terme au défunt Code du statut personnel qui était centré sur les droits de l’homme (au sens strictement masculin) pour le remplacer par un Code de la famille, fondé sur l’égalité et la co-responsabilité et visant la promotion des droits des femmes, la priorité aux intérêts supérieurs de l’enfant et la sauvegarde de la dignité des hommes. La réforme alors réalisée sous le Leadership Royal, à travers un nouveau Code voté à l’unanimité des forces politiques au sein du Parlement, a été qualifiée de véritable révolution tranquille et a permis de mettre un terme à de nombreuses injustices que subissaient les femmes.
La commémoration de la Journée nationale de la femme marocaine, le 10 octobre de chaque année, instaurée par Sa Majesté le Roi en juillet 2008, est un moment idoine pour évaluer les avancées, identifier les obstacles et les régressions dues à la mauvaise interprétation du texte ou aux insuffisances du texte et remettre les pendules à l’heure.
Or, le Maroc a connu des mutations sociétales importantes, «Le Maroc d’aujourd’hui n’est plus le Maroc d’hier» est devenue une phrase emblématique pour notre pays et cela s’applique à tous les domaines de la vie, diplomatique, économique, sociale, politique, culturelle, sportive, mais aussi dans la vie et le fonctionnement de la société et des familles dans la multiplicité de leur composition (familles nucléaire, monoparentale, recomposée, famille «kafil», etc.)
Ainsi, la Constitution de 2011, adoptée par l’ensemble du peuple marocain et de ses forces vives, consacre l’égalité et la parité et interdit les discriminations et les violences. Elle prévoit la mise en place de l’Autorité pour la parité et contre toute forme de discrimination à l’égard des femmes et le Conseil consultatif pour la famille et l’enfance. Enfin, la Constitution s’engage à l’harmonisation de la législation nationale avec les dispositions de sa loi fondamentale et reconnaît la suprématie des conventions internationales dûment ratifiées par le Maroc par rapport aux lois nationales.
Ainsi l’exigence aujourd’hui est de revoir de façon globale le paradigme et la philosophie sur lesquels est construit le Code de la famille. Nous avons besoin d’une grande enquête nationale sur la réalité de la composition des familles et sur leur fonctionnement réel, la dernière étude du genre fournie par le Haut-Commmissariat au Plan (HCP) date de 1995. Qui fait quoi ? Qui contribue aux dépenses ? Aujourd’hui, la contribution des femmes à l’entretien du foyer, aussi bien au niveau des services apportés à la famille qu’au niveau des ressources financières est devenu une évidence, même si le travail des femmes reste souvent invisible, ou informel, non reconnu et non rémunéré.
Les femmes ayant des revenus contribuent, dans leur immense majorité, à satisfaire les besoins croissants des membres de la famille. Celles qui ne sont pas rémunérées effectuent des tâches énormes au service de leur famille dans des conditions qui ne connaissent ni vacances, ni jour férié, ni horaires de travail. Elles travaillent sept fois plus au service de la communauté, de la famille et du foyer, comme le révèle le HCP dans l’enquête Budget temps de 1997. Tous ces éléments doivent être pris en compte pour rendre justice aux femmes et éliminer toute discrimination à leur égard.
Nous avons besoin d’une révision radicale du Code des familles en adoptant une approche moderniste et fondée sur la mise en œuvre des droits humains des femmes et de l’égalité.
La célébration de cette Journée coïncide justement cette année avec le lancement du processus de la révision du Code de la famille. Quels sont selon vous les principaux dysfonctionnements de l’actuel Code de la famille auxquels il faut absolument remédier ?
Pour répondre à cette question, je peux lister brièvement une dizaine de points. Il faut d’abord mettre en œuvre effectivement l’âge minimum du mariage à 18 ans, en excluant toute dérogation et mettre définitivement un terme au mariage des filles mineures, car il s’agit d’un mariage subit voire un mariage forcé. Il s’agit de pénaliser les responsables de ces mariages d’enfants. Des mesures d’accompagnement doivent être assurées comme la prolongation de la durée de scolarisation obligatoire ou de formation professionnelle à 18 ans et la responsabilisation des établissements d’éducation pour le suivi des filles qui quittent l’école avant cet âge.
Il faut aussi garantir l’égalité entre les deux conjoints en matière de tutelle légale sur les enfants, interdire la polygamie et éliminer la perte de la garde des enfants en cas de remariage de la femme divorcée.
Il faut abroger l’article 400 du Code de la famille ainsi que les dispositions interdisant le mariage pour différence de religion et mettre fin à l’injustice qui prive les conjoints ou enfants de religion différente de l’héritage mutuel. Il est aussi important de limiter les héritiers aux ascendants et descendants directs qu’ils soient filles ou garçons à l’exclusion des collatéraux et reconnaître le droit au testament en faveur des héritiers, sans limitation au tiers des biens.
Il faut également considérer le domicile conjugal comme étant sous la responsabilité des deux conjoints, établir le droit au conjoint survivant au domicile et à son équipement et rendre obligatoire le contrat sur le mode de partage des biens acquis pendant le mariage
Il ne faut pas oublier de garantir à tous les enfants quelle que soit leur situation familiale, l’ensemble de leurs droits sans discrimination et abroger les dispositions discriminatoires entre les enfants issus de mariages légal et non légal et unifier les deux concepts de filiation parentale (Bounouwwa) et de filiation paternelle (Nassab). Enfin, il faut rendre systématique et gratuit le recours au test ADN de recherche de paternité comme preuve juridique pour l’établissement de la filiation ainsi que les droits qui en découlent.
Quelle est l’importance du rôle de la société civile dans ce processus ?
À travers son action, la société civile et en l’occurrence le mouvement féminin a joué et joue un rôle essentiel. Vu son action de proximité et sa spécialisation, les militantes des associations féminines ont souvent acquis une expertise en matière de lutte contre les violences faites aux femmes et d’assistances aux victimes. Elles sont régulièrement sollicitées par les femmes et même par les Forces de l’ordre elles-mêmes qui recourent aux services de ces associations pour porter assistance dans des situations sociales difficiles.
Les associations féminines représentent réellement les voix des femmes qui souffrent de violence et de discrimination. Elles constituent une force de plaidoyer et de proposition. Durant ces dernières années, elles se sont constitué en larges réseaux thématiques et territoriaux autour de thématiques spécialisées dont je citerai quelques exemples : Coordination pour une refonte du Code de la famille, Printemps de la dignité pour la réforme du Code pénal, Collectif pour des législations égalitaires, Plateforme Convention des droits de l’enfant, Coordination pour la parité en héritage, Collectif pour les libertés fondamentales, Coordination familles plurielle dans un Maroc en mutation, menée par l’Association Awal que je préside.
Ce qui est remarquable c’est la convergence des positions de toutes ces coordinations qui regroupent des centaines d’associations.
La voix de ces associations féminines modernistes et attachées aux droits humains des femmes et à l’égalité est indispensable pour le succès de la réforme attendue.
Quelles sont, d’après vous, les autres lois sur lesquelles il faut se pencher pour assurer une meilleure protection des droits des femmes et filles au Maroc ?
Parmi les objectifs énoncés par Sa Majesté le Roi figure la nécessité de réunir les conditions d’une pleine participation économique des femmes au développement de notre pays. Cet objectif est revendiqué par l’ensemble des forces de progrès dans notre pays, comme une condition sine qua non pour le développement économique, social et humain dans notre pays.
Cet objectif nécessite de mener une réforme globale pour éliminer les discriminations et les violences à l’égard des femmes, car le coût de ses discriminations correspond à un manque à gagner énorme. Il s’agit donc d’inclure, en plus du Code de la famille, le Code pénal et le Code de procédure pénale, la loi sur l’État civil et la loi sur la Kafala. Il s’agit à tous les niveaux d’éliminer les discriminations et de mettre en œuvre l’égalité.
En effet, le Code pénal est une des lois les plus discriminatoires à l’égard des femmes. Il a aujourd’hui plus de 60 ans et ses dispositions relatives aux problèmes de société n’ont pas été modernisées ni harmonisées avec l’évolution de la société et avec les engagements nationaux et internationaux du Maroc ni même avec les Orientations émises par Sa Majesté le Roi depuis plus de 8 ans sur l’avortement.
En matière de Libertés individuelles, l’article 490 qui pénalise les relations sexuelles hors mariage pénalise particulièrement les femmes et les empêche de porter plainte en cas de viol, sous peine d’être poursuivies pour débauche (Fassad) si elles ne prouvent pas le viol. Ainsi selon l’Enquête nationale sur la violence fondée sur le genre produite par le HCP en 2019, seuls 3% des victimes de viol et d’agressions sexuelles portent plainte
En matière d’avortement, ce problème doit être traité dans le cadre d’un Code d’éthique médicale et le Code pénal doit concerner uniquement les avortements de la femme sans son consentement et les avortements clandestins mettant en danger la santé des femmes. Il est impératif de dépénaliser l’interruption médicale de grossesse effectuée dans des conditions médicales protégeant la santé des femmes
La violence faite aux femmes a frappé en 2019, quelque 7,6 millions de femmes selon l’Enquête nationale menée par le HCP. 52% de ces violences ont lieu dans le contexte conjugal et seuls 10,5% de ces violences sont signalés selon la même enquête. Nous avons besoin d’une véritable loi de lutte contre les violences faites aux femmes aux standards internationaux, intégrant la définition de la violence contre les femmes, et le principe de «Diligence voulue» et articulée autour des 4 principes pour éliminer les violences basées sur le genre : la prévention, la protection, la pénalisation et la prise en charge
Il est indispensable de pénaliser le viol conjugal et le vol conjugal. Enfin, il s’agit de mettre fin à l’impunité et garantir l’effectivité de l’accès des femmes à la justice. Selon le HCP, le coût global de ces violences physiques et sexuelles est estimé à 2, 85 milliards de DH, dont 2,33 milliards de coûts directs et 517 millions de DH de coûts indirects.
Enfin, au-delà des lois, comment peut-on changer les mentalités ?
Les réseaux sociaux peuvent apporter le meilleur et le pire. Ils constituent un moyen de communication privilégié par la jeunesse. On y trouve la dénonciation des injustices et des violences. On y trouve des discours progressistes qui brisent les tabous et apportent des explications pour éclairer l’opinion publique. On y trouve des témoignages et des formes artistiques de soutien à la cause des femmes et de l’égalité comme cela a été le cas dans la campagne «bghatha el wa9t» menée par des artistes de premier plan en soutien à l’étude menée par le Collectif pour des législations égalitaires (CLE).
Mais on y trouve aussi des discours rétrogrades, refusant la prise en compte de l’évolution actuelle de la société et campés sur des positions idéologiques passéistes.
On assiste à des campagnes haineuses envers les militantes féminines et à un dénigrement de toutes celles et tous ceux qui osent briser les tabous.
Pour moi, bon nombre de Marocains et Marocaines ont parfaitement bien intégré le progrès social et ont une mentalité ouverte et moderne. Mais il s’agit davantage d’une majorité silencieuse ou qui vit sa modernité plus qu’elle n’en parle.
Des efforts sont consentis par les médias pour faire évoluer les mentalités, mais il est indispensable d’intégrer et diffuser la culture de l’égalité dans le système éducatif, les médias et lutter contre les stéréotypes de genre.
Il est important d’ouvrir un débat serein sur les chantiers de réforme en cours en excluant le recours aux messages de haine, de «Takfir» (excommunication) ou l’instrumentalisation de la religion pour justifier les injustices.
Il est très important de mener une politique de communication grand public en direction des citoyens et citoyennes sur l’ensemble de leurs droits et de leurs devoirs de citoyenneté pour le respect des droits de chacun et chacune en utilisant la darija et le tamazight.
Enfin, il ne faut pas oublier que les lois ont aussi une fonction éducative donc, il est urgent de disposer de législations égalitaires assurant une véritable justice de genre et de combattre les injustices et les discriminations qui sont source de la domination masculine et conduisent à des violences dont souffre tant notre société.
L’égalité doit être au centre des préoccupations du gouvernement, du Parlement, des collectivités territoriales, des médias, des universités et établissements éducatifs.
Il est urgent d’activer l’APALD (Autorité pour la parité) prévue dans l’article 19 de la Constitution et réviser la loi 79-14 relative à sa mise en place de façon participative avec la société civile, ainsi que le Conseil consultatif de la famille et de l’enfance. Car le progrès pour les femmes, c’est le progrès pour la société tout entière et l’égalité est une valeur fondamentale qui permet aux Marocaines et aux Marocains de briller partout dans le monde et de faire briller le Maroc dans tant de domaines.
le Matin