NABILA BAKKASS
Le phénomène des «garderies clandestines» prend de l’ampleur dans les quartiers populaires, en l’absence de mesures publiques pour le contrôler. Ce sont des femmes au foyer qui accueillent illégalement des bébés chez elles. Un service qui arrange, certes, les parents en manque de moyens financiers pour choisir des crèches privées, mais qui reste inapproprié et peut même présenter des dangers pour les enfants : qualité de la garde, violence… Dans le cadre de sa nouvelle émission, «Lkessa ou mafiha», «Le Matin» a enquêté sur ce phénomène pour attirer l’attention sur la nécessité d’une réglementation afin d’assurer la protection aussi bien de l’enfant que de la nourrice.
L’arrivée d’un nouveau bébé est une source de joie au sein de la famille. Elle est aussi un facteur de stress pour les parents et notamment la femme qui travaille : A qui confier son enfant lorsqu’elle vaque à ses occupations professionnelles ? Si certaines ont la chance de pouvoir le confier à un membre de la famille, la grand-mère de l’enfant ou sa tante, d’autres frappent aux portes des crèches privées qui proposent la garde moyennant une somme d’argent à payer au mois ou au trimestre. Le montant diffère d’une crèche à l’autre.
D’autres parents, ceux à faibles revenus essentiellement, se tournent vers ce que l’on pourrait appeler les «garderies clandestines». De quoi s’agit-t-il ? Ce sont des mères au foyer qui accueillent illégalement chez elles les bébés. Ces nourrices proposent la garde de l’enfant dans un environnement familial ou «presque», sans avoir l’autorisation des autorités compétentes. Elles exercent leurs activités dans l’informel. Même sans publicité, elles arrivent à avoir des clients, le bouche à oreille fonctionnant à merveille. Dans la majorité des cas, ces nourrices n’ont ni la formation, ni l’espace suffisant pour exercer leur activité. Certaines accueillent les enfants dans une chambre qu’elles louent dans un appartement, ce qui constitue un risque pour les enfants.
Le prix du service de garde des enfants, premier motif !
En l’absence d’une loi encadrant ce type d’activité, ces nourrices échappent à tout contrôle, ce qui met en danger les bébés. Mais qu’est-ce qui pousse alors les parents à opter pour ce type de «services» ? L’argent est fatalement le premier motif. «Si les parents se ruent vers ces garderies, où les petits sont accueillis de 8 h à 18 h et parfois plus, c’est avant tout à cause des prix qui restent inférieurs à ceux des crèches privées», explique Amina Khalid, secrétaire générale de l’Institut national de solidarité avec les femmes (Insaf). Nous avons tenté de contacter certaines «nourrices» pour avoir une idée sur les prix qu’elles pratiquent, mais en vain. Elles refusent de s’exprimer, ce qui est tout à fait normal, vu qu’elles opèrent dans l’informel.
Une seule femme a accepté de témoigner via l’application WhatsApp. Elle s’appelle Lamiaa et est maman d’un bébé de 8 mois. Après des années de travail en tant que femme de ménage, elle a décidé de garder des enfants dans son foyer pour disposer d’une source de revenu. Elle prend soin de deux bébés ayant pratiquement le même âge que son enfant. Le prix qu’elle pratique est apparemment imbattable : 500 DH/mois ! Ce prix ne comprend que la garde de l’enfant. La nourriture reste à la charge des parents. Nous avons dû nous faire passer pour des parents auprès des «nourrices» pour collecter plus d’informations. Sur une dizaine que nous avons contactées, les prix varient entre 500 et 1.500 DH/mois. Ceci peut paraître absurde, car certaines crèches dans des quartiers populaires proposent presque le même prix. Nous avons posé la question à la secrétaire générale de l’association Insaf. Celle-ci nous a expliqué que ce qui reste attractif chez ces nourrices, c’est qu’elles acceptent d’être payées au quotidien. Mieux encore, les parents sont exonérés des frais d’inscription pratiqués par les crèches.
Négligence, violence, transmission de virus… des enfants en danger
Pour la nourrice, il est très difficile de s’occuper des enfants, surtout quand elle habite dans un petit appartement avec son mari et son bébé. «Les enfants ont besoin d’espace pour jouer, ce qui n’est pas facile quand on a un petit appartement», précise-t-elle. Et de noter que la situation devient encore plus difficile à gérer lorsque la nounou accueille une dizaine d’enfants, voire plus. Effectivement, des mamans qui bénéficient de ce type d’activité nous ont déclaré que leurs enfants passent la journée avec une dizaine d’enfants sous le même toit. C’est le cas de Hasnaa, maman d’un bébé de 9 mois qui a confié la garde de son enfant à une nourrice qui prend en charge 11 autres bébés dans un très petit espace : une chambre louée. L’appartement étant partagé avec les voisins. «Je n’ai pas le choix. Ma famille est à Marrakech et je ne peux pas me permettre une crèche privée», regrette-t-elle.
Au-delà du surpeuplement, Hasnaa pointe du doigt la négligence et la manière dont on traite les enfants dans ces garderies illégales. «On ne prend pas soin des bébés. Les nourrices leur donnent un sirop pour qu’ils dorment toute la journée et les couches ne sont pas changées au rythme nécessaire, au point que des bébés ont des irritations au fesses», nous déclare-t-elle les larmes aux yeux. Ce qui est alarmant, poursuit-elle, c’est que les bébés sont souvent victimes de violence. Aïcha, une maman célibataire que nous avons rencontrée à l’association Insaf, confirme. Elle nous a déclaré qu’au sein des garderies illégales, on peut s’attendre à tout type de maltraitance et de violence : frapper l’enfant, le tirer par les cheveux, l’attacher au pied d’un lit ou encore mettre un coussin sur son visage pour qu’il s’arrête de pleurer.
La situation est d’autant plus critique que ces enfants ne peuvent ni se défendre, ni en parler à leurs parents vu leur âge ! Bien évidemment, il ne faut pas généraliser, car il existe bel et bien des nourrices qui prennent soin des enfants dans un espace adapté à leurs besoins et qui répond aux normes d’hygiène et de sécurité. Certes, leur activité est illégale, mais elles ne sont pas inhumaines. Dans un entretien accordé au «Matin», Dr Moulay Saïd Afif, pédiatre, confirme de son côté que des bébés sont victimes de maltraitance et de violence. Et d’ajouter que des accidents peuvent aussi avoir lieu au sein de ces crèches illégales. Dr Afif attire aussi l’attention sur le fait que les maisons sont des espaces fermés, favorisant la transmission des virus, notamment en cette période de l’année. Dr Afif alerte sur les impacts de la maltraitance et de la violence sur la santé mentale de l’enfant en précisant qu’elle pourrait avoir des effets irréversibles.
Quelles solutions pour protéger les enfants… et les nourrices ?
Est-ce qu’on a intérêt à ce que les garderies clandestines soient identifiées et fermées par les autorités ? Par la force des choses, l’on serait tenté de répondre : «non». Qu’on le veuille ou pas, ces garderies restent une alternative pour beaucoup de parents. Ce type d’activité constitue également une source de revenu pour les nourrices qui ne peuvent pas, pour une raison ou une autre, travailler en dehors de leur foyer. Quelle solution alors ? Les spécialistes recommandent que ce type d’activité soit encadré par la loi et que les nourrices soient formées. «Des conditions doivent être posées pour déterminer le nombre d’enfants par femme à ne pas dépasser et les règles de sécurité et d’hygiène à respecter», estime Dr Afif. Et d’ajouter que les femmes doivent également avoir une formation sur l’éducation de l’enfant et éventuellement sur les premiers secours en cas d’accident. Pour lui, la structuration de cette activité doit faire l’objet d’une collaboration entre le ministère de la Solidarité et celui de la Santé. Ce point de vue est également partagé par la secrétaire générale de l’association Insaf. Cette dernière estime que la réglementation permettra aussi de protéger les nourrices. «Combien de femmes, croyant bien faire en assurant la garde des enfants à domicile, se sont retrouvées avec des enfants à charge que leurs mamans ont abandonnés !» alerte-t-elle.
Un appel à la mobilisation
Nous avons tenté de joindre le ministère de la Solidarité, de l’insertion sociale et de la famille, mais au moment où nous mettions sous presse, aucune réponse ne nous était parvenue. Notre objectif à travers «Lkessa ou mafiha» n’est pas de mettre fin à ce type d’activité. Notre ambition est que les choses soient faites dans les règles de l’art. Ceci est un appel à la mobilisation pour protéger les enfants et les nourrices. Il est inconcevable que les femmes, principal moteur de changement dans notre pays, aient toujours à souffrir de ce problème de la garde d’enfants.
le Matin