Pétrole, gaz, produits agricoles, métaux, minerais… Toutes les matières premières essentielles à la vie et à l’économie ont vu leurs cours monter de manière vertigineuse ces derniers mois, atteignant des niveaux records. Comment s’explique cette tendance ? S’agit-il juste d’un effet de rattrapage ou d’une tendance qui risque de durer dans le temps ? Avis d’experts.
Le monde a connu trois « super cycles » dans les prix des matières premières. Le premier au début du 20e siècle, le second après la fin de la deuxième guerre mondiale, et le dernier au début des années 2000 avec l’émergence des BRICs et la montée en puissance de la Chine. Un super cycle dans le monde des « commodities » est une augmentation des prix des matières premières sur une longue durée, entre 10 à 20 ans. Et ces trois super cycles historiques qu’a connus le monde ont été tous tirés par des éléments fondamentaux, comme la forte hausse de la demande.
Oubliée du lexique des économistes, cette notion est revenue aujourd’hui au goût du jour, avec la flambée surprise et extraordinaire de l’ensemble des matières premières sur ces derniers mois. Ce que l’on perçoit fin 2020 comme un effet de rattrapage des effets de la crise, avec la remontée des prix du pétrole, du gaz et de certains minerais, ressemble de plus en plus aujourd’hui à une tendance de fond qui risque de durer sur le temps. Et plusieurs économistes n’excluent pas l’hypothèse du début d’un quatrième supercycle mondial sur l’ensemble des matières premières.
Une nouvelle pas très réjouissante pour un pays comme le Maroc, importateur net d’énergie (pétrole, gaz, charbon, hydrocarbures…), de matières premières agricoles (céréales, colza, huile de palme, maïs…) ou encore de métaux (fer, acier, cuivre…) pour ses industries.
Les tendances sur les derniers mois donnent en effet le tournis. Du 30 avril 2020 au 30 avril 2021, le prix du bois a explosé de 300%, le pétrole de 222% dépassant actuellement la barre des 75 dollars, l’acier est monté de 210%, le fer de 130%, le cuivre de plus de 100%, le charbon thermal qu’on utilise dans nos centrales électriques a connu une hausse de 80%, quand le prix du gaz naturel a triplé…
Comment expliquer cette flambée exponentielle et ininterrompue des prix des matières premières dans le monde ? Et est-ce que cette tendance est passagère ou risque-t-elle de durer dans le temps ?
Deux questions qui constituent aujourd’hui un véritable casse-tête pour les décideurs publics, les opérateurs privés et dont les effets se ressentiront également sur le pouvoir d’achat des citoyens. Qui dit hausse des matières premières, dit hausse des prix des produits finaux, dans tous les secteurs, y compris dans les produits alimentaires ou d’équipement.
Pour répondre à ces deux questions d’actualité, le Policy Center for the New South a réuni le 7 juillet un panel d’experts mondiaux, chacun dans un domaine précis, pour connaître les tenants et aboutissants de ce qui se passe dans les marchés des commodities.
Un retour massif de la demande mondiale
Economiste à la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest, Marie-Louise Djigbenou-Kre constate également cette remontée spectaculaire des cours des matières premières depuis début 2021. Aussi bien dans les produits agricoles, miniers énergétiques, qui ont non seulement retrouvé leurs prix d’avant Covid mais les ont dépassés de très loin.
Cette remontée, l’économiste l’explique par le contexte économique actuel. Depuis début 2021, on assiste à une levée de plusieurs mesures de confinement, avec le lancement de politiques budgétaires et monétaires expansives au niveau de plusieurs États. Tous les gouvernements ont mis la main à la poche pour soutenir l’économie dans la même veine que les banques centrales. L’économie mondiale est sous perfusion. Ce qui conduit à une reprise économique aussi bien en Chine, qu’en Europe qu’aux USA et même en Afrique où les prévisions de croissance pour 2021 sont passés de 3 à 3,4% actuellement. Et qui dit croissance mondiale, dit augmentation de la demande sur les matières premières qui sont essentielles pour faire redémarrer la machine économique », explique-t-elle.
L’économiste de la BCEAO ne veut pas toutefois s’aventurer sur la tendance future. La question pour elle étant prématurée.
« S’il y avait un malade hospitalisé sous perfusion, et qui affiche bonne mine, vous n’allez pas lui proposer directement de faire du 100 mètres. Lorsqu’on regarde l’économie actuelle, on voit qu’on a eu suffisamment de liquidité et la consommation reprend progressivement de sorte à pouvoir impulser une certaine demande au niveau des marchés des matières premières et pousser les prix à la hausse. C’est une mécanique classique de reprise économique ou de rattrapage. Les prix repartent à la hausse, mais pour avoir un cycle durable, il faut que ce mécanisme soit auto-entretenu sans l’apport des politiques budgétaires ou des banques centrales. Il faudrait pour cela que la hausse des cours engendre une hausse des exportations, une hausse des revenus, favorise la consommation, l’investissement… Que la demande devienne autonome, ce qui permettrait d’avoir un cycle durable. Il est encore prématuré d’anticiper cela et pour pouvoir garantir un tel cycle », précise-t-elle.
La transition écologique, moteur de la flambée des prix
Helyette Geman, professeur à John Hopkins et directrice du Community finance center développe une autre analyse, expliquant cette flambée des matières premières et l’hypothèse de sa durabilité dans le temps la transition énergétique. Une tendance qui ne concerne pas toutes les matières premières.
« Quand j’ouvre mes journaux favoris, le Financial Times ou le Wall Street Journal, il y a des mots qui reviennent souvent : les batteries, le solaire, l’éolien, les véhicules électriques… Tout cela demande une consommation des minerais de fer, d’acier, de cuivre, dont la demande et les prix vont augmenter sensiblement. Le cuivre conduit l’électricité. Les réseaux d’électricité dans tous les pays ont besoin d’être consolidés pour pouvoir absorber des sources d’énergies intermittentes, comme le solaire et le vent. Je ne vois pas une réduction dans la consommation sur ces matières dans le long terme », souligne-t-elle.
En plus de cette donnée fondamentale, Helyette Geman évoque également d’autres facteurs qui peuvent pousser encore plus les prix à la hausse. Comme le risque géopolitique par exemple, ces matières premières étant produites dans un petit nombre de pays.
Elle donne en cela l’exemple du Platine, du Cobalt du Lithium qui sont utilisés dans les batteries électriques. « Les chiffres ne vont pas diminuer en termes de consommation. Et on a peu de producteurs dans le monde. Ce risque de déséquilibre entre l’offre et la demande risque de poser un gros problème et alimenter la hausse des cours sur le moyen et long termes », ajoute-t-elle.
Une tendance qui ne concerne pas toutefois le pétrole et les énergies fossiles qui connaîtront le sort inverse. « Même avec cette remontée du prix du pétrole en 2021, après une année 2020 d’effondrement, je vois qu’une société comme Next Era qui fait dans les énergies renouvelables a dépassé en capitalisation le géant pétrolier Exxon. C’est une première dans le monde qui montre que l’avenir est dans le renouvelable et que le pétrole sera de moins en moins consommé », souligne-t-elle.
Autre exemple qu’elle cite pour illustrer son analyse : la comparaison entre les prix de l’or et le palladium. « L’or a totalement stagné sur 2020. On est même à 1.800 dollars l’once, contre 1.840 début 2020. Le palladium utilisé dans les véhicules hybrides a connu par contre une hausse extraordinaire avant même le lancement des programmes de relance des gouvernements ».
En clair, si la transition énergétique va pousser plusieurs métaux à la hausse, le pétrole ne pourra pas continuer dans cette tendance haussière au vu des chamboulement que connaîtra le monde, avec la décarbonation de l’industrie et la volonté de produire et de consommer propre. Idem pour l’or, qui selon elle, n’est plus considéré comme la valeur refuge d’antan. Preuve, dit-elle, par l’explosion du prix du Bitcoins pendant la crise, qu’elle explique par une migration de l’or vers ces nouveaux instruments monétaires.
Une forte demande, mais une production concentrée chez peu de pays
Secrétaire général de l’ONHYM, Abdellah Mouttaki abonde dans le même sens en mettant les choses dans un contexte géopolitique assez serré.
Croyant en une continuité, au moins sur 2021, de cette tendance haussière sur les prix des matières premières, M. Mouttaki commence d’abord par rappeler qu’on parle de matières produites par peu de pays, avec une grande concentration sur la Chine, l’Australie et quelques pays d’Amérique du Sud, comme le Brésil, le Pérou, le Mexique, le Chili…
Mais la Chine reste selon lui le maître du jeu sur ce marché mondial.
« Sur les minerais, il y a la Chine et le reste du monde. La Chine est à la fois le plus grand producteur et le plus grand consommateur de minéraux dans le monde. Elle est le leader mondial sur ce créneau. Et elle continue à assurer son approvisionnement sur des métaux stratégiques comme le cobalt, où elle détient 40% des réserves mondiales. Idem pour le lithium, le nickel et le cobalt… En faisant appel à des fonds publics, les Chinois sont dans l’agressivité de sécurisation des approvisionnements », explique-t-il.
Pour lui, cette concentration de la production sur peu de pays, couplée à la tendance écologique, l’urbanisation galopante et l’industrialisation au sens large que connaîtra le monde seront les moteurs de ce nouveau super cycle.
Il signale également la rapidité de cette remontée des cours, un phénomène exceptionnel selon lui.
« Depuis mars 2020, il y a eu une baisse importante des cours des métaux en raison de la chute de la demande. L’activité minière s’était pratiquement arrêtée, le transport et la logistique aussi. C’était un secteur déprimé. Un an après, les fondamentaux du marché ont changé. C’est une caractéristique assez spéciale de la rapidité de la reprise après le déclenchement de la pandémie par rapport à la crise de 2008 où il a fallu 30 mois pour revenir à des niveaux de prix d’avant. Pour la crise du Covid, le rattrapage s’est fait pratiquement en 5 à 6 mois. Dès septembre 2020, les prix ont commencé à reprendre et ça continue encore… », explique Abdellah Mouttaki. Ce qui atteste selon lui de la profondeur de cette tendance, qui va au-delà des plans de relance et des liquidités abondantes sur les marchés.
Le SG de l’ONHYM reste toutefois prudent sur la qualification « supercycle », car selon lui plusieurs paramètres peuvent entrer en jeu. Comme l’entrée de nouveaux pays producteurs sur la scène et l’élargissement de l’offre. « Les cours seront liés à l’accès à de nouvelles réserves. Il y a l’émergence de nouvelles zones de production. Devant cette diversification de la production, il y aura l’impact de la demande qui va rester, mais sans aller au-delà de ce qu’on a vécu en 2021 », analyse-t-il.
Le pétrole connaîtra un déclin sur le long terme
Spécialiste du pétrole et des énergies, Francis Perrin pense lui que les choses sont un peu plus complexes sur les énergies fossiles.
Pour lui, la flambée des cours du pétrole est liée à un effet de rattrapage assez classique, les prix s’étant effondrés à 18 dollars en 2020. Il est donc tout à fait normal qu’ils retrouvent le chemin de la hausse surtout après l’annonce d’une reprise économique au niveau mondial de l’ordre de 5% au moins.
Mais il y a un autre facteur haussier qui pourra peser sur les prix dans un futur proche : le refus des Emirats Arabes Unis du dernier accord des pays de l’OPEP+ (1er juillet), qui a bloqué les négociations entre producteurs.
« Les Emirats ont bloqué et ont refusé le compromis proposé, essentiellement sur deux points clés : une augmentation de 400.000 barils par jour sur les cinq derniers mois de 2021, et la prolongation jusqu’à fin 2022 des accords de réduction de la production. Les Emirats ont refusé cette prolongation sauf à obtenir une augmentation de leur niveau de production de 600.000 barils par jour. Ce blocage des Emirats a entraîné l’échec de la toute récente réunion de l’OPEP+. Et aucune date n’a été fixée pour une prochaine réunion », relate-t-il. Un non accord pourrait maintenir le statu quo, qui est un faible niveau de production, devant une augmentation en flèche de la demande. Ce qui déboucherait sur une hausse continue des prix.
Mais il n’y pas selon lui que des facteurs haussiers, puisque d’autres éléments peuvent venir inverser la tendance. Il cite l’hypothèse d’un accord entre les Etats-Unis, l’UE et l’Iran sur le nucléaire. « Les négociations se tiennent actuellement en Autriche. Les sanctions de Trump ont baissé la production et les exportations de l’Iran. S’ il y a un accord avec Biden, les USA vont suspendre les sanctions visant le pétrole iranienne. Ce qui permettrait à l’Iran de monter en puissance en termes de production et d’exportation, sachant que c’est un pays qui produit plus d’un million de barils par jour. C’est un enjeu important. Mais l’arrivée au pouvoir de Ibrahim Raissi, proche des durs du régime, du guide de la révolution, peut entraver les négociations de Vienne. Un accord n’est pas donc acquis mais il ne faut pas non plus l’écarter pour 2021 », explique l’expert pétrolier.
Autres scénarios qui plaident pour une probable accalmie sur le pétrole : l’attitude des pays de l’OPEP+. Avec le non deal, certains pays peuvent décider de leur propre chef d’augmenter leur production pour profiter de ces prix hauts, ce qui va rééquilibrer le marché, ajoute Francis Perrin, qui rappelle d’ailleurs que la pandémie n’est pas encore derrière nous. Ce qui constitue un autre facteur baissier : « On ne sait si la pandémie avec ses différentes variantes s’aggravera ou pas, obligeant les pays à décréter de nouveaux confinements et bloquer la relance. Si ce scénario se réalise, les prix vont certainement chuter comme en 2020… », ajoute-t-il.
Mais pour lui, et c’est rassurant pour un pays comme le Maroc, il n’y aura pas de super cycle sur le pétrole, ni aujourd’hui, ni demain. Une certitude qu’il étaye par le comportement de la demande à moyen et le long termes.
« A Paris, 195 pays ont signé en 2015 un accord sur le changement climatique. Si on est sérieux dans ce sujet, on doit forcément faire reculer la part des énergies fossiles dans la consommation mondiale d’énergie, et faire monter une énergie non carbonée. En termes de dynamiques à long terme, le pétrole et les énergies fossiles vont connaître un plafonnement, avant de subir un déclin. Mais on parle là du long terme…», conclut-il.
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