L’Algérie passe ouvertement au tout militaire. Depuis dimanche dernier, et suite à la publication d’un décret présidentiel, les hauts gradés de l’armée algérienne en activité sont désormais habilités à occuper, sous forme de détachement, de hautes fonctions civiles au sein des administrations et institutions publiques. Serait-ce là un marché que le président sortant, Abdelmadjid Tebboune, a été contraint de passer avec les généraux pour mettre fin à l’opposition de certains clans à sa candidature à un second mandat?
«Les pays ont une armée, en Algérie, c’est l’armée qui a un pays». Cette vérité revêt une acuité criante depuis le décret présidentiel publié le dimanche 14 juillet. La junte n’aura même plus à désigner des hommes liges à la tête des entreprises stratégiques comme la Sonatrach. Cette façade (farce) civile a assez duré. Désormais, le vert kaki va se déployer dans tous les secteurs d’activité de l’Algérie de façon décomplexée. En effet, les généraux et officiers supérieurs de l’armée algérienne pourront bientôt occuper de hautes fonctions civiles au sein de l’administration publique, selon ce décret signé le 27 juin 2024 et entré en vigueur dimanche dernier à la suite de sa publication au Journal officiel (n° 46 daté du 8 juillet 2024).
Ce texte, censé fixer «les conditions et les modalités de placement des personnels militaires de carrière et contractuels en position de détachement auprès des administrations civiles publiques», est caractérisé, tout au long de ses 27 articles, par une opacité totale. À aucun moment, on n’y trouve la moindre précision sur les hautes fonctions que les hauts gradés de l’armée peuvent (ou ne doivent pas) occuper ni sur les raisons qui ont poussé à cette militarisation de l’administration publique. En bref, ce décret n’apporte rien de nouveau, car l’Algérie n’a jamais connu d’autre administration que militaire.
Un régime militaire depuis toujours
De 1962 à 1999, et hormis les brefs intermèdes de Ben Bella (1962-1965) et les six mois de Mohamed Boudiaf (janvier-juin 1992), l’Algérie a toujours été directement dirigée par de hauts gradés de l’armée qui se sont succédé à la présidence (Houari Boumédiène, Chadli Bendjedid, Ali Kafi et Liamine Zeroual). Sous Abdelaziz Bouteflika (1999-2019), et malgré toutes les tentatives de s’émanciper de la toute-puissance des généraux, les hauts fonctionnaires civils de l’État sont restés sous la botte des hauts
Cette pratique d’asservissement des cadres civils par l’armée s’est fortement institutionnalisée sous la présidence de Abdelmadjid Tebboune, lui-même parachuté à la Mouradia par le précédent chef d’état-major de l’armée, feu Ahmed Gaïd Salah. Tebboune est devenu ensuite, lui et l’ensemble de son gouvernement, de simples exécutants des directives des généraux de la décennie noire des années 90. En effet, le général à la retraite Mohamed Mediène, dit Toufik, ex-patron du tristement célèbre Département du renseignement et de la sécurité (DRS), le général Saïd Chengriha, chef d’état-major de l’armée, le général Djebbar Mhenna, chef des renseignements extérieurs et le général Abdelkader Haddad, dit Nacer El Djinn, patron des renseignements intérieurs, ont constitué, ces quatre dernières années, le noyau dur du pouvoir en Algérie.
Dés militaires incompétents, plutôt que des civils compétents
Or, ces généraux, qui voyaient en Tebboune un lourd héritage légué par un clan adverse, n’étaient pas enthousiasmés par la possibilité de lui accorder un second mandat. Ils le lui ont bien signifié à travers plusieurs tentatives de déstabilisations visant son clan, qu’il s’agisse de limogeages successifs de ses proches, à l’instar de l’ex-patron de la police, Farid Bencheikh, ou de coups bas, comme celui de l’affaire des écoutes téléphoniques, dans laquelle le président a été accusé d’espionner des généraux, dont Chengriha, via le patron de l’opérateur public de télécoms Mobilis, Chawki Boukhazani, un informaticien-gendarme de carrière, toujours maintenu à son poste.
Le décret signé par Abdelmadjid Tebboune fait donc une concession de taille au clan des généraux: dès la constitution du prochain gouvernement post-élection présidentielle, ils prendront en main certains secteurs «sensibles» et «stratégiques». Dans l’esprit des généraux, qui ont la phobie d’un réveil du Hirak, ces secteurs sensibles, même mal gérés par des officiers de l’armée, feraient moins l’objet d’une contestation populaire que s’ils étaient gérés par de hauts cadres civils compétents.
Ainsi, quand le décret précise dans son article 8 (sur 27) que les officiers seraient appelés à «occuper certaines fonctions supérieures de l’État au sein des secteurs stratégiques et sensibles en termes de souveraineté et d’intérêts vitaux pour le pays», il désigne, entre autres, la pénurie d’eau qui a récemment failli dégénérer en manifestations généralisées à travers tout le pays, mais aussi la crise des denrées alimentaires de première nécessité, durant les années 2021 et 2022, qui a causé des attroupements monstres devant les rares points de vente.
La nouveauté qu’apporte ce cadeau aux généraux, c’est que depuis l’entame du premier mandat de Tebboune, ce sont souvent des officiers de l’armée à la retraite qui étaient nommés à de hauts postes en remplacement de cadres civils. C’est le cas du colonel à la retraite Mokhtar Saïd Mediouni, nommé au début de cette année au poste de PDG de l’aéroport international d’Alger, du général-major à la retraite Abdelhafid Bakhouche, PDG des douanes depuis septembre 2023, ou du colonel à la retraite Mohamed Chafik Mesbah, directeur général de l’Agence algérienne de coopération internationale pour la solidarité et le développement dès le début de 2020…
À travers ce décret, Tebboune et les généraux trouvent chacun son compte au détriment de la bonne gouvernance qui fait toujours défaut en Algérie. Les généraux, pâtissant actuellement de leur pléthore face à des postes de responsabilité militaires limités et déjà saturés, vont profiter, en plus de leurs salaires, de primes juteuses, de commissions et autres avantages conséquents durant leur période de détachement dans le civil, détachement qui peut être renouvelé au bout de trois ans. Et pour Abdelmadjid Tebboune, ce décret est le sésame qui lui a permis d’avoir l’aval des généraux en vue de briguer un second mandat présidentiel qui diffère, dans le meilleur des cas, de cinq ans le sombre avenir qui l’attend en compagnie de sa famille.
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