Hassan Alaoui
Le président algérien Abdelmajid Tebboune a effectué du 13 au 15 juin une visite à Moscou qui ne porte pas de nom. Ni officielle, ni d’État, ni privée, elle a duré trois jours et au cours de laquelle les deux gouvernements ont signé, pour sacrifier au rituel diplomatique, un « partenariat stratégique » sur plusieurs volets. Cette visite constitue à nos yeux la réponse du « berger à la bergère ». C’est-à-dire elle se veut une punition à la France qui a refusé les caprices du président algérien qui exigeait un protocole plus que spécial pour se rendre en France, en l’occurrence celui qui avait été réservé par Chirac à feu Hassan II en juillet 1999… Offusqué de n’avoir guère obtenu satisfaction, jouant le boudeur, il s’est envolé vers Moscou, marquant ainsi un choix pour le moins surprenant.
Entre Paris et Alger, il se passe comme un air de crise latente. Et ce n’est pas seulement une crise d’humeur, non plus cette sempiternelle problématique de l’immigration, dont l’accord signé en 1968 est aujourd’hui tiré de l’ombre sous la pression des Républicains (LR) et brandi face au gouvernement d’Élisabeth Borne. Une tension inédite s’instaure en effet dans cette relation incestueuse dont il faudrait quelque jour disséquer et dévoiler les tenants et aboutissants.
On commencera donc par s’interroger : la lune de miel algéro-française, commencée un certain mois d’août 2021 à la faveur de la visite d’Emmanuel Macron à Alger et marquée par des embrassades tonitruantes, a-t-elle été vite enterrée ? Huit mois nous en séparent et d’ores et déjà un goût de cendre semble s’y substituer. Dans ce contexte, ni la visite à la tête de pas moins de quinze ministres d’Élisabeth Borne, ni celle à Paris de Saïd Chengriha, ministre algérien de la Défense et général chamarré de son état, encore moins la série d’accords signés dans la foulée entre les deux gouvernements, ni les proclamations vertueuses lancées à tout bout de champ, presque à la cantonade, n’ont réussi à atténuer les rancœurs ressurgies et cette méfiance tournant au vieux rancissement qui a caractérisé la relation franco-algérienne depuis des lustres.
Le président français aussi bien qu’algérien a beau invoquer avec insistance la dimension mémorielle, engageant un historien de talent comme Benjamin Stora et un Comité bilatéral qui s’y est impliqué à fond, rien n’y fait. L’hebdomadaire français « Le Point », dans la foulée de l’enthousiasme, a accordé à Macron une interview-fleuve, exclusive de plusieurs pages, réalisée par Kamel Daoud où il a cru expurger tous les malentendus et remettre les choses sur les rails. Une manière de rétrospective introspective où la rhétorique jupitérienne côtoyait une naïve assurance. Ce texte se voulait une sorte de déclaration d’amour supplémentaire, un nouveau pacte de généreuses et bonnes intentions, et Macron n’y est pas allé de main morte.
Cependant, il n’en reste rien ou presque. La lune de miel a duré un printemps d’hirondelle et, l’orgueil algérien aidant, les premiers dérapages ont commencé à entacher une relation viciée à l’origine avec l’affaire inattendue de la militante franco-algérienne des droits de l’Homme, Amira Bouraoui, qui avait trouvé refuge en Tunisie, exfiltrée en février 2023 par les services français vers la France au nez et à la barbe du pouvoir algérien. La junte militaire d’Alger n’y a vu que du feu et n’a pu contenir sa colère contre Paris. On a senti en effet que, en dépit des effets d’annonce, la relation franco-algérienne ne résistait pas – tant s’en faut – à des tempêtes et qu’avec cette affaire d’Amira Bouraoui, elle relevait de l’hypothétique.
Cahin-caha donc ! Tandis que se développait dans l’entourage de Macron une hostilité à l’égard du Royaume du Maroc, un vote instruit et fomenté en sous-main par des députés européens, conduits, manipulés et pressés par Stéphane Séjourné, tête de file du mouvement Renaissance et très proche « ami » d’Emmanuel Macron, a condamné le Royaume. Un vote qui sent le soufre parce qu’il entend condamner le Maroc de violer les libertés, en particulier celle de la presse, se fondant sur une interprétation singulière et unilatérale de la loi – européenne bien entendu –, instrumentalisant des cas comme ceux de Omar Radi ou autres. Le groupe parlementaire Renaissance qui n’a de cesse de rameuter les autres formations au Parlement de Bruxelles s’était allié naturellement à quelques lobbies algériens pour porter l’estocade contre notre pays, le condamner et mener des campagnes hostiles contre lui. Celles-ci, téléguidées de l’Élysée, exprimaient surtout l’aigreur d’un président français qui n’en démord pas d’accuser le Roi Mohammed VI d’avoir soumis son téléphone à des écoutes par le biais du logiciel Pegasus… Jusqu’à nouvel ordre, alors que le Maroc a porté plainte par le biais d’avocats à Paris, aucune preuve n’a été apportée de l’implication du Maroc dans l’affaire des écoutes.
Emmanuel Macron a certes choisi l’Algérie contre le Maroc, mais il a vite déchanté, la réalité complexe algérienne lui a sauté sur la figure. Tant et si bien que tour à tour, des voix s’étaient élevées, dans la France même, pour dénoncer ce qu’on qualifie de forfaiture. « On s’achemine vers une nouvelle crise franco-algérienne avec toujours les mêmes ingrédients, histoire, visas, mémoire, sur fond de turbulences politiques et crise migratoire. » Ce tweet est de l’ancien ambassadeur français à Alger, Xavier Driencourt, de 2008 à 2012 et de 2017 à 2020. Un pavé dans la mare venu rappeler à Macron qu’il « se trompe totalement en tablant sur l’Algérie ». En mars 2022, en pleine euphorie macronienne, à l’occasion du 60ème anniversaire des Accords d’Évian, il publie un livre d’un style sans concession : « L’Énigme algérienne, chroniques d’une ambassade à Alger », dans lequel, outre la mise en garde lancée au président français, il taille des croupières au régime militaire d’Alger. Sans y mettre de gants, l’ancien ambassadeur, tout à sa colère, prévient : « Macron croit réussir là où Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand et Jacques Chirac ont échoué pour la simple raison que lui est né bien après la fin des événements de l’Algérie, il croit aussi en son pouvoir de séduction… ».
Il convient de souligner que si Xavier Driencourt a le premier ouvert le feu de la remise en cause du système dictatorial algérien, d’autres sont venus conforter ses analyses. Un an après lui, ce sont deux autres chercheurs français – et non des moindres –, Jean-Louis Levet et Paul Tolila, qui viennent de publier un livre majeur : « Le Mal algérien », de près de 400 pages, un réquisitoire impitoyable qui dénonce la corruption, la répression et l’emprise de l’armée autour d’un président élu avec moins de 30% des voix, instrument de l’armée, créature bouffonne éduquée au mensonge. Ils ont le mérite d’avoir vécu en Algérie des années durant, de connaître en profondeur son système, ses hommes, leur culture, d’avoir adhéré et défendu ses ambitions, de s’être imbibés de ses valeurs.
Le livre qu’ils viennent de publier est une contribution exceptionnelle à la compréhension d’un régime répressif qui cultive l’orgueil mal placé, la haine de soi et la rhétorique trompeuse envers son peuple. Voilà donc un mythe qui s’effondre, une France désillusionnée, Macron désenchanté par les zigzagues d’un régime militaire voué à terme aux gémonies. Le choix de l’Élysée porté sur l’Algérie ne lui porte pas bonheur, l’establishment français, dans ses diverses composantes, n’hésitant plus à dénoncer cette collusion anachronique. Tant et si bien que, en visite de travail au Maroc, Éric Ciotti, président du parti LR (Les Républicains) n’hésitera point à critiquer ce double jeu de l’Élysée, et dans le cadre de l’affaire du Sahara, se fendra d’une déclaration claire et limpide pour annoncer que le Maroc est dans son droit et appuyant sa souveraineté sur son territoire. On imagine que les dirigeants algériens en ont conçu plus de l’amertume et, leur presse déchaînée, s’est évidemment lâchée contre le président Éric Ciotti qui n’a pas mâché ses mots pour inviter Macron à « revoir sa copie » dans ce dossier.
Éric Ciotti a certes allumé un feu, mais il a surtout soulevé un lièvre qui prend de court la majorité du gouvernement d’Élisabeth Borne sur un dossier extrêmement sensible qui est celui de l’immigration, vaste et complexe chantier de la deuxième législature de Macron après celui des retraites. Là aussi, la droite française libérale est montée au créneau pour dénoncer le fameux accord franco-algérien, conclu en mars 1968, qui accorde à la communauté algérienne installée en France plus que des prérogatives eu égard aux autres communautés étrangères. Nouveau champ de controverse ? Bataille politique en vue ? Le projet de loi sur l’immigration est à coup sûr un nouveau casse-tête et son examen à l’Assemblée nationale et au Sénat semble être reporté sine die, parce qu’il reconfigure en effet la relation avec l’Algérie. Ce qui semble contrarier fortement cette dernière et incline évidemment ses dirigeants et sa presse moutonnière à chercher un coupable à cette défiance française envers l’Algérie.
Lequel coupable est naturellement vite trouvé, désigné même. Il est l’ennemi historique, ce Royaume du Maroc qui incarne le Mal absolu, le fossoyeur de la démocratie algérienne et l’empêcheur de tourner en rond des militaires, leur loup-garou. La presse algérienne dans son obsessionnelle volonté de tout « coller » au Maroc n’a pas hésité un seul instant pour s’en prendre à Éric Ciotti qui, au grand dam d’Alger, a renversé le cours des événements, ensuite à la France pour crier au complot et faire porter le chapeau à notre pays, accusé d’être à l’origine du projet de révision de la loi sur l’immigration et de l’accord franco-algérien de 1968. Elle feint d’oublier qu’une majorité de dirigeants ou d’anciens hauts responsables revendiquent avec force l’abrogation de cet accord et, dans la foulée, le chantage franco-algérien fait au Royaume du Maroc. D’Édouard Philippe, ancien Premier ministre de Macron, à Bruno Retailleau, président au Sénat du groupe LR, ce sont les mêmes remontrances contre cette faustienne alliance entre les deux pouvoirs, français et algérien. Devenue compliquée et complexe, voire potentiellement dangereuse pour la relation maroco-française, la duplicité algérienne qui a servi de moteur au calamiteux revirement de Macron vient d’être illustrée par le pied de nez que Tebboune vient de donner à celui-ci : une visite à Moscou de 3 jours, des entretiens au sommet avec Poutine, la signature d’un « accord de partenariat stratégique », incluant plusieurs volets, l’inauguration au cœur de Moscou d’une stèle à la mémoire de l’Émir Abdelkader et, mutatis mutandis, la folle proposition de Tebboune d’une médiation dans le conflit qui oppose l’Ukraine et la Russie. Autrement dit, là encore, Tebboune croit jouer partout au bon samaritain, en Libye, au Sahel et en Palestine… pour ne pas parler de ce Maghreb détruit par cette même Algérie expansionniste, nourrie de haine et de rancœur…
Maroc diplomatique