Le programme «Forsa», annoncé par le gouvernement le 11 mars dernier, a été officiellement activé un mois plus tard par le ministère du Tourisme, de l’artisanat et de l’économie sociale et solidaire. Présenté comme un programme ambitieux avec une dotation de 1,25 milliard de dirhams pour 2022, «Forsa» vise à accompagner les porteurs de projets de la phase d’idéation à la mise en œuvre effective sur le terrain. Après l’engouement du lancement, des experts passent au crible ce programme et soulignent les points de vigilance à surveiller.
Le coup d’envoi officiel du programme «Forsa» vient d’être donné. Son pilotage est assuré par le ministère du Tourisme, de l’artisanat et de l’économie sociale et solidaire, par l’intermédiaire de la Société marocaine d’ingénierie touristique (SMIT). Mme Fatim-Zahra Ammor avait affirmé lors de la cérémonie officielle de lancement de ce programme qu’«il s’inscrit dans la perspective d’encourager les jeunes porteurs de projets à amorcer leurs projets et à accéder à leur indépendance financière». Elle a également indiqué que ce programme est lancé en exécution des Hautes Orientations Royales visant à soutenir et renforcer l’entrepreneuriat des jeunes, pour favoriser leur contribution au développement socio-économique du Maroc.
Dans les détails, le dispositif d’accompagnement de «Forsa» prévoit une formation en e-learning pour tous les projets sélectionnés, suivie d’une incubation de 2,5 mois pour les projets les plus innovants. Des appels d’offres ont déjà été lancés pour sélectionner les institutions partenaires parmi les incubateurs locaux, représentés par des organisations de la société civile, spécialisés dans l’accompagnement et le suivi des projets entrepreneuriaux. La composante financement de ce programme prévoit un prêt d’honneur exempt d’intérêts d’un montant maximum de 100.000 DH, dont une subvention de 10.000 DH pour tous les projets sélectionnés. Intégralement pris en charge par l’État, la formule de financement de «Forsa» offre la possibilité aux porteurs de projets de rembourser leurs prêts sur une période maximale de 10 ans, avec une période de grâce de 2 ans.
Aboutissement du programme : le scepticisme plane
Concernant les perspectives de succès du programme, en particulier à la lumière des programmes précédents de création d’entreprises n’ayant pas connu par le passé le succès escompté, avec un taux de mortalité précoce des entreprises créées de 40%, le scepticisme reste de mise. Pour l’économiste Nabil Adel, «si le gouvernement entend agir contre le chômage en encourageant les gens à entreprendre, alors il se fourvoie». «Ou bien on a la vocation d’entreprendre ou bien on ne l’a pas. Dans le premier cas, il est possible d’améliorer les capacités des futurs entrepreneurs grâce à la formation et à l’incubation, mais dans le second cas, toute formation sera inutile», explique M. Adel, soulignant que ce type de programmes doit cibler des personnes qui ont déjà la fibre entrepreneuriale et qui sont déjà engagées dans des projets, même rudimentaires. Et d’ajouter que «le déficit de création d’emplois dans les secteurs public et privé ne saurait être comblé par une incitation à l’entrepreneuriat». Pour sa part, Mohamed Es-Sagar, membre associé et General Manager au centre d’incubation des projets «Univers Startup et Entrepreneur», estime qu’il ne faut pas faire le parallèle entre les programmes issus d’initiatives privées ou soutenus par des organismes internationaux, et un programme 100% public.
«Des programmes similaires menés par des acteurs privés ont certes eu un impact. Mais en tout état de cause, on ne peut tenir ces acteurs pour responsables si, par exemple, sur un total de 500 projets retenus, seuls 100 prennent forme. Or, cette logique diffère complètement de celle qui prévaut pour un programme comme “Forsa”, puisqu’il s’agit de deniers publics», dit M. EsSagar. Pour le Manager général d’«Univers Startup et Entrepreneur», et d’après son expérience de responsable de plusieurs programmes d’incubation à l’échelle nationale, «ce programme, avec une période d’incubation de 2,5 mois et un financement ne dépassant pas 100.000 dirhams, comporte des risques de voir le parcours conçu ne profiter qu’aux porteurs de projets ayant des marchés existants». De plus, souligne M. Essagar, «ces projets, plus assimilables à des activités génératrices de revenus, peuvent conduire à une saturation du marché du fait de la multiplication de l’offre, et par conséquent courent le risque de s’avérer non rentables dans le court terme».
M. Es-Sagar soulève également un autre point, celui de la faible capacité de l’écosystème entrepreneurial au Maroc à accompagner 10.000 projets d’entreprises en une courte durée. «L’accompagnement de ces porteurs de projets par des cabinets d’études et de conseil, principalement, est bien loin de la mission classique de ces cabinets, à savoir le consulting. En revanche, l’accompagnement par un incubateur permet de travailler sur l’état d’esprit des entrepreneurs tout en leur prodiguant une méthodologie tournée vers l’innovation. Confier l’accompagnement de ces porteurs de projets à des cabinets de conseil risquerait de déboucher sur des entrepreneurs qui, comme des élèves à l’école, appliquent des schémas sans les comprendre», explique-t-il. Et d’ajouter que «malgré ces défis, et en tant qu’acteurs établis dans l’écosystème entrepreneurial marocain, nous espérons que les structures sélectionnées pour accompagner les porteurs de projets seront en mesure de dispenser des formations qui leur sont utiles étant donné qu’ils ont, pour la plupart, de grands besoins en matière de suivi et de financement».
Un autre point évoqué par M. Es-Sagar a trait à la plateforme digitale dédiée à l’apprentissage en ligne. «Je me demande comment ce programme atteindra les porteurs de projets dans les zones reculées qui présentent des niveaux élevés d’analphabétisme ainsi qu’un faible accès à l’internet…», s’interroge-t-il. Nos tentatives pour joindre Imad Barrakad, président du directoire de la SMIT, pour connaître son point de vue au sujet de ces interrogations sont restées vaines. Quant au ministère du Tourisme, de l’artisanat et de l’économie sociale et solidaire, nous avons reçu la promesse d’avoir de plus amples précisions concernant ce programme dans les prochains jours.
***************
SMIT et communication autour du programme «Forsa» : les critiques sont légion
À peine lancé, le programme est déjà sous les feux des critiques ! Sur les réseaux sociaux, et même au Parlement, le lancement de «Forsa» a soulevé de fortes polémiques concernant le budget alloué à la cérémonie de lancement (qui a eu lieu dans un hôtel de luxe à Rabat) et la communication faite autour de ce programme, notamment le recours à des «influenceurs» qui ont été rétribués (information qui reste à vérifier !) «300K» dirhams (pour reprendre le vocabulaire des réseaux sociaux). De l’avis du docteur en communication politique Belkacem Amenzou, «le recours à des activistes sur les réseaux sociaux, que certains qualifient d’“influenceurs” pour promouvoir le programme “Forsa”, transformé en “produit”, relève de la marchandisation de la politique. Pourtant, une telle initiative ne demande pas plus qu’un simple communiqué sur le site du ministère pour produire l’effet escompté». Sur les réseaux sociaux, nombreux sont les avis qui abondent dans le sens de celui de M. Amenzou, soutenant que les porteurs de projets étaient bien au courant de ce programme et guettaient son lancement.
Pour preuve, quelques jours seulement après son lancement, ils sont 40.000 à s’inscrire sur la plateforme numérique dédiée à ce programme qui ne touchera finalement que 10.000 d’entre eux. Mais les critiques ne se sont pas arrêtées là. Le fait même de confier le pilotage de ce programme à la Société marocaine d’ingénierie touristique (SMIT) a suscité de nombreuses interrogations. «L’opinion publique ne voit pas d’un bon œil le fait de confier la gestion et le suivi à une société sur laquelle pèsent les observations et les critiques de la Cour des comptes dans un rapport publié en 2016. On a beau rassurer que les choses se sont améliorées depuis cette date, mais aucune preuve concrète n’est donnée. En tout état de cause, comment confier à une société qui a montré ses limites à gérer sainement le secteur dont elle avait la charge, à savoir le tourisme, une responsabilité aussi lourde et aussi délicate que celle qui consiste à piloter ce nouveau programme “Forsa” ? C’est une question de logique, de méthode et de bon sens», écrit, sur sa page Facebook, l’exministre de l’Emploi et des affaires sociales, Abdeslam Seddiki.
le Matin