Encore une fois, on en arrive au pire ! Nous voilà confrontés à une autre réalité de nous-mêmes. L’ahurissante irresponsabilité, la négligence, l’appât du gain et le peu de cas fait au sort des employés et des salariés. Encore une fois, la tragédie de Tanger de ce lundi 8 février, qui a coûté la vie à 28 personnes, âgées de 20 à 40 ans, dans une usine « clandestine » de confection, vient nous tirer de notre léthargie et secouer violemment nos consciences. L’émotion est d’autant plus vive après la déclaration d’un Colonel à la chaîne nationale 2M, affirmant qu’au moment de la montée subite des eaux, les ouvriers n’ont pas pu se sauver à cause de la porte qui était fermée.
C’est dire donc que ces victimes ont été sacrifiées par la négligence des autorités et la cupidité des employeurs. Nous ne sommes pas il y a mille ans mais en 2021, à Tanger qui, hormis la culture et la douceur, offre, de plus en plus, une avancée technologique indéniable et ses infrastructures et son port aidant, tient un rang de mégapole en continuelle mutation. Ainsi au moment où le monde est secoué par des faits majeurs imposés par le contexte de la pandémie, des enjeux et des jeux qui régissent la distribution des doses de vaccins, nous autres Marocains, sommes acculés à notre quotidien qui fait désormais notre actualité et remue les esprits. Encore une fois donc, le Royaume est jeté en pâture à des médias en mal de matière d’information pour parler bel et bien du produit d’un « système gangréné par la corruption ». Tous les regards se braquent sur la ville de Tanger et sur le Maroc… Quelle image la capitale septentrionale du Royaume, miroir et visage en face de l’Europe, cité moderne dont le Roi n’a cessé de peaufiner les contours donne-t-elle à la face du monde ?
Quand la corruption soutient l’économie souterraine
Une demi-heure de fortes précipitations a suffi pour que les eaux, en furie, s’infiltrent et inondent le sous-sol, emportant des vies par noyade, dans cet atelier de la mort en puissance, en raison du non-respect des règles de la sécurité au travail.
Une fabrique installée dans la cave d’une villa, dans une zone résidentielle, composée essentiellement de villas. Clandestine dit-on ! Mais pas autant que cela puisqu’elle existe depuis déjà plusieurs années (certains témoins parlent de 20 ans)! Une unité industrielle informelle, illégalement constituée dans une rue fréquentée dont bizarrement, presque tous les Tangérois connaissent l’existence mais … pas les autorités locales. Un décor moyenâgeux digne d’un Germinal qui suinte la sueur de ces forçats du noir, terreau de misère et de détresse humaine, dont le patron ne retient que la courbe montante –à quel prix !- du chiffre d’affaires qu’il emporte dans sa dernière Mercedes, en regagnant sa villa. Pourtant, que fait-on de la loi qui interdit l’ouverture d’unités industrielles dans des quartiers résidentiels ? C’est un secret de polichinelle que lors des contrôles, des tentations de malversation phénoménale sont offertes et les enveloppes glissent dans les poches sans scrupules de part et d’autre.
Pendant des années donc, trois bus de transport (selon les employés) déposaient plusieurs ouvriers qui entraient et sortaient de ce garage-fabrique, à des horaires bien précis, des camions chargeaient et déchargeaient de la marchandise sans que les autorités ne s’en aperçoivent ! Ces autorités mêmes qui sont au courant des moindres détails de nos vies par les nobles services des moqaddems.
Ce drame vient donc s’imbriquer dans la mémoire collective et s’ajouter au souvenir cuisant de douleur de la tragédie survenue le 26 avril 2008, dans l’usine Rosamor de Casablanca où plus de cinquante vies humaines calcinées, se sont envolées en volutes. La plaie est encore béante pour les victimes qui portent sur elles les imprescriptibles stigmates des braises encore vives. Que s’est-il passé depuis ? Qu’en est-il de l’Institut national des conditions de vie au travail (INCVT) qui a été officiellement créé le 19 mai après le drame de Rosamor ? Une autre indignation se rajoute à la liste. Rien d’autre.
Ces drames déterrent des réalités qui sont ancrées dans notre vie et notre quotidien pour ne pas dire notre culture. Il y a là la défaillance de tout un système qui s’effrite sous le joug du clientélisme, de la corruption et du pouvoir au détriment d’une catégorie défavorisée qui est recalée au statut de citoyens de second degré.
Mais ne nous voilons pas la face, des unités de textile de ce genre, on en compte des milliers dans les grandes villes. L’informel qui représente plus que la moitié du secteur textile du pays a de beaux jours devant lui puisque travailler dans la légalité coûte cher, sous nos cieux (selon l’Organisation internationale du Travail, l’emploi informel représenterait 80% de l’emploi total dans le pays). En effet, les réformes fiscales pèsent lourd sur les petites et moyennes entreprises. Et ceux qui n’ont pas les reins solides ou qui en ont mais préfèrent mettre les bénéfices dans leurs poches, signent un pacte avec l’informel, sans charges sociales ni fiscales, déjouant les plans de l’État pour contourner la TVA, l’assurance et toutes les charges qui s’en suivent.
Pas mieux que le cash pour échapper au contrôle fiscal et aux filets de protection sociale. Ainsi, même des entreprises ayant pignon sur rue sont tentées par l’informel qui garantit une absorption flexible de la main d’œuvre. N’est-ce pas cet informel, dont on connaît l’existence mais dont on détourne le regard pour les milliers d’emplois qu’il crée, qui nous éclate, aujourd’hui, en pleine figure ? Faut-il fermer les yeux car il constituerait 30% du PIB et s’accommoder de la mort cruelle des employés et ouvriers ? Pourtant la crise sanitaire a mis à nu la fragilité de la grande majorité de la population qui en vit. Or l’éradiquer brusquement sans diagnostiquer les raisons qui poussent les gens à aller vers “le noir” conduirait illico au chômage, à la pauvreté et aux tensions sociales. Le dilemme est de taille. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que tous les gouvernements qui se sont succédé se jettent le dossier de la lutte contre l’économie informelle telle une braise qui leur brûle les mains.
Ces images de l’hécatombe emportant l’amertume d’une vie qui a malmené et humilié ces personnes exclues de la société, sous les regards traumatisés d’une ville sous le choc, traduisent des dysfonctionnements sociétaux des plus graves à savoir le banditisme, l’escroquerie, la complicité, la violence faite aux employés, le mépris des lois et des règles, l’insécurité totale, et surtout la violation flagrante du principe de respect à la vie humaine par des patrons charognards.
Nous sommes tous coupables
Équation à multiples inconnues ? Non! Nous partageons tous la responsabilité ! Du moqaddem corrompu qui a certainement égaré sa fiche de mission et croit que sa tâche se limite à surveiller qui est avec qui ou encore qui a acheté un sac de ciment pour entamer des travaux dans sa cuisine, au patron de l’usine dont le gain et la cupidité l’ont emporté sur la loi, la légalité et les valeurs humaines et qui corrompt pour avoir un passe-droit, en passant par les voisins qui subissent sans dénoncer.
Bien entendu, les autorités locales sont les premières à pointer dans cette affaire où les pots-de-vin sont monnaie courante. Mais le gouvernement aussi n’est pas en reste. Le patron qui sait que travailler dans la légalité coûte trop cher préfère faire travailler les gens au noir au lieu de « se partager les rentrées avec l’Etat qui, estime-t-il, l’écrase sous le poids des impôts ». Et dans cette galère, les petites mains, dans leur brisement et leur désappointement, préfèrent se soumettre à l’exploitation et à l’esclavagisme des temps modernes pourvu qu’elles trouvent de quoi subsister. Une illégalité qui arrange apparemment tout le monde. La cupidité continuera-t-elle donc à constituer le fil rouge de notre quotidien ?
Cette tragédie nous révèle le dérèglement du système juridique, sociétal et économique ! Corruption, complot et machination reprennent le dessus et deviennent les maîtres mots d’une psychologie comportementale. C’est un délit contre la citoyenneté des classes sociales les plus démunies, contre la dignité des pauvres qui se débattent pour survivre.
La catastrophe de Tanger marquera à tout jamais des âmes et des cœurs de veuves, de veufs, de parents amputés dans leur être et d’orphelins dont une partie d’eux a été ensevelie sous les eaux implacables des pluies et par l’incurie et la vénalité des patrons charognards. Nous, nous nous indignerons pour quelques jours, nous crierons notre colère et notre compassion mais nous détournerons notre regard dès qu’un fait divers viendra s’y substituer et occuper la toile de nouveau.
En attendant, nos députés ont observé, ce lundi, une minute de silence à la mémoire des « martyrs de l’économie informelle ». Par ailleurs, une enquête judiciaire est en cours sous la supervision du parquet compétent ! Oui encore une enquête « approfondie et transparente pour élucider les circonstances de la catastrophe » et « déterminer les responsabilités du drame ». Probablement, on accusera le patron de non-respect des réglementations de sécurité du travail, homicides et blessures involontaires et non-assistance à personnes en danger. Et les usines esclavagistes continueront à exploiter les travailleurs en ignorant les règles de sécurité de base tandis que les autorités fermeront les yeux.
Le manque de rigueur tue et ce n’est que face au drame qu’on réagit au lieu d’anticiper. Aujourd’hui, La dignité du citoyen est un enjeu de taille et il est temps de tirer la sonnette d’alarme. L’impunité qui sévit encourage l’abus. La société va mal. Terriblement mal. C’est la faute à personne … même pas convaincue ! C’est notre faute à tous tant qu’on continuera à glisser des billets de banque pour un service.
On rappellera à juste titre le propos judicieux de Sa Majesté le Roi, lors du discours du Trône de juillet 2017 : « La notion de responsabilité a-t-elle encore un sens, si celui qui en est dépositaire perd de vue son exigence la plus élémentaire, à savoir la nécessité d’être à l’écoute des préoccupations des citoyens?
Je ne comprends pas comment un responsable qui ne fait pas son devoir, peut sortir de chez lui, se mettre au volant de sa voiture, s’arrêter au feu rouge, et avoir l’impudence, l’effronterie de lever les yeux sur les passants, ses administrés, ceux qui (et il le sait) sont parfaitement informés de son manque de scrupules.
N’ont-ils pas honte, ces responsables qui n’accomplissent pas leur devoir alors qu’ils ont prêté serment devant Dieu, la Patrie et le Roi ? Ne conviendrait-il pas de destituer tout responsable à chaque fois qu’on établit une négligence ou un manquement de sa part dans l’exercice de ses fonctions ?
Ici, Je mets l’accent sur la nécessité d’une application stricte des dispositions de l’alinéa 2 de l’Article premier de la Constitution, alinéa qui établit une corrélation entre responsabilité et reddition des comptes.
Le temps est venu de rendre ce principe pleinement opérationnel. En effet, tout comme la loi s’applique à tous les Marocains, elle doit s’imposer en premier lieu à tous les responsables, sans exception ni distinction, à l’échelle de tout le Royaume. »
Maroc diplomatique